La décision symbolique

Pascal a pris sa fonction de directeur depuis quelques semaines. Il connaît bien son organisation depuis trois ans qu’il y travaille. Il aime le caractère engagé de la mission de cette dernière. Comme ses collègues, il s’étonne du contraste entre le côté militant qui fait la renommée de son association et la lourdeur de son appareil administratif.  Il y a comme une inflation du nombre de règlements, de paramètres et de séances qui occupent les agendas et ralentissent les processus de décision.

Pascal est interrompu par Karen de l’équipe du marketing. Celle-ci apparaît dans l’embrasure de la porte pour lui expliquer qu’elle ne pourra pas participer à la prochaine séance d’équipe mensuelle en raison d’un impératif familial. Elle lui explique longuement les considérations qui l’ont menée à privilégier son organisation privée plutôt que la traditionnelle séance d’information, comme si elle cherchait son approbation. Pascal ne l’écoute que d’une oreille. Il s’est personnellement souvent ennuyé dans ces séances où les collègues profitent d’avoir la parole pour raconter toutes leurs activités par le menu détail. Comme s’ils avaient besoin d’étaler leur emploi du temps pour se justifier devant leurs pairs. Ce déversement narratif mène d’ailleurs régulièrement à un débordement d’horaire. Il est évident pour Pascal que Karen ne va rien louper. Il finit par l’interrompre dans ses explications pour lui dire qu’il s’en remet à son jugement et à son sens des priorités.

Pascal formule pour lui-même son aspiration profonde comme nouveau directeur : il n’est pas et ne veut pas être le papa de ses collègues. Il refuse d’être cette figure paternelle tantôt directive, tantôt consolatrice, qui manie le bâton et la carotte.  Face à une telle figure, ses collègues doivent, dans un réflexe culturel inné, toujours se justifier. Qu’ils cherchent son approbation ou leur émancipation, ils restent soumis à cette figure tutélaire. Ils se déchargent devant elle de leurs fardeaux comme de leurs frustrations.

Pascal ne veut pas travailler avec des enfants. Il est le père de sa progéniture, pas celui de ses collègues. Dans son milieu professionnel, il attend de travailler entre adultes qui assument leurs priorités et leurs choix. Mais comment dépasser les rôles prédéfinis, les procédures et les hiérarchies qui maintiennent ses collègues dans un état infantile ?

La réponse surgit des tripes de Pascal, comme une boule de feu.

Sa première décision marquante, comme nouveau directeur, sera de décréter toutes les séances facultatives à tous les niveaux de l’organisation ! Que chacun décide librement des priorités de son agenda ! Plus besoin d’excuses alambiquées pour se soustraire à une séance sans valeur ajoutée. Plus besoin non plus de repousser indéfiniment des réunions dans l’espoir que toutes les personnes concernées pourront y participer. Celles-ci décideront seules de la valeur des invitations qui leur sont lancées.

L’autonomie nouvellement accordée va cependant de pair avec une prise de responsabilité. Quiconque renonce à une réunion doit accepter les décisions qui y sont prises. Les documents de séance seront produits dans des délais, permettant aux personnes absentes de communiquer leur point de vue par écrit ou par l’intermédiaire d’un autre participant.

Pascal communique et explique sa décision à la fameuse séance d’équipe. Les collègues, rassemblés autour de la grande table blanche aux chaises colorées, sont surpris. Mais ils sont séduits. La simplicité de la mesure parle pour elle-même, même s’ils peinent encore à en imaginer les conséquences concrètes. Et il est vrai que Pascal n’est pas le seul à constater l’inflation de réunions qui paralyse l’organisation. Il existe un consensus implicite sur le fait que l’association est prisonnière d’un corset de procédures surdimensionné pour sa taille réelle.

Dans les semaines qui suivent, la vague d’absentéisme crainte par les collègues les plus dubitatifs ne se confirme pas. Par contre, un vent de liberté s’installe. Les membres des équipes commencent à s’interroger sur l’utilité des réunions auxquelles ils participent. Celles-ci s’espacent naturellement. Si quelque chose d’urgent se produit dans l’intervalle, rien n’empêche de se retrouver si nécessaire entre deux. Les points d’information qui gangrénaient jusqu’ici l’essentiel des séances sont les premiers à tomber sous le nouveau régime. Au bout de trois mois, le nombre et la durée des meetings a diminué de moitié. De manière organique. Les comités de direction se terminent en début d’après-midi plutôt qu’en début de soirée.

L’intuition et la mise en place d’une mesure phare sont un tremplin important pour une transformation organisationnelle. L’impulsion peut venir d’un individu ou d’un groupe. Pour être légitime et avoir un impact, il faut que ce mouvement vienne de la direction de l’organisation ou de l’un de ses départements.

Deux pratiques pour ouvrir les feux

  • Identifier une décision symbolique : la transformation ne peut pas être décrétée par principe. Elle doit s’incarner dans un acte concret qui traduise dans les faits que la volonté de changement est sérieuse. Un geste est nécessaire pour montrer aux collaborateurs que l’organisation entre de manière irréversible dans une nouvelle réalité. La dimension symbolique de ce geste agit comme un phare qui capte l’attention des équipes. Elle est symbolique mais elle est loin d’être anodine.
  • Ecouter ses tripes : on ne peut pas savoir ni déterminer à l’avance quelle décision symbolique est appropriée pour quel type d’organisation. Un tel acte découle moins d’une analyse raisonnée que d’une intuition.

Chaque organisation a sa propre histoire et sa propre culture. Les leviers à actionner pour une transformation sont donc chaque fois différents. Il s’agit avant tout de les sentir. Mais cela n’est pas sorcier. Il circule dans chaque entreprise des anecdotes qui en disent long sur son histoire, son identité et son fonctionnement. Les gens qui y travaillent en connaissent assez précisément les thèmes sensibles. Ils les décrivent souvent avec une certaine résignation, comme s’ils étaient immuables.

Il suffit dès lors aux personnes qui sont en position d’agir d’écouter leur petite voix intérieure et d’oser faire ce que leur bon sens leur dit.

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